The Art and Olfaction Awards à Berlin, les nouveaux horizons de l’art olfactif

Berlin est une ville humaine, chaleureuse et inspirante. C’est sans doute pour cette raison que Saskia Wilson-Brown, fondatrice de l’Institute of Art & Olfaction basé à Los Angeles, et des Awards du même nom, a décidé que la quatrième cérémonie de remises de prix se tiendrait cette année dans cette ville. Car un évènement qui se déclare international et qui souhaite rassembler les auteurs de la parfumerie artistique du monde entier ne pouvait décidément pas se cantonner à la côte ouest des Etats-Unis, et nous avons été les premiers à nous réjouir de pouvoir y assister pour la première fois.

Jeudi 4 mai

Notre vol Paris Orly-Berlin Schönefeld est déjà olfactif, envahi par les effluves corporels gonflés aux hormones d’une classe de lycéens aussi excités et bruyants qu’odorants. Sur le quai du U-Bahn d’Alexander Platz, c’est un fumet de currywurst qui nous accueille, et nous rappelle qu’à Berlin on peut calmer sa faim à toute heure, et n’importe où.

A notre arrivée à Mitte, la ville est baignée par un crachin froid et serré, qui ne nous empêche pas d’aller dîner dans une cantine vietnamienne du quartier aux effluves de phở, d’encens et d’urinoir. Puis nous allons regarder, amusés, les danseurs entraînés du Clarchens Ballhaus, dans une atmosphère de pintes de Pilsner, et finissons par aller déguster dans un silence bienvenu quelques-uns des excellents cocktails du Buck & Breck.

Clarchens Ballhaus

J’avais oublié qu’on pouvait encore fumer dans les bars ici, malgré la discipline légendaire des Allemands, cette règle qui nous parait aujourd’hui comme une base de la civilité même pour nous, indociles Français, surprend toujours, et modifie notablement les habitudes : shampooing obligatoire et changement de vêtements intégral à chaque sortie nocturne.

Buck & Breck

Vendredi 5 mai

Heureusement, l’Experimental Scent Summit prévu par l’Art & Olfaction Institute ne débute qu’à 11heures. Cette journée de présentations, workshops et échanges informels autour de l’art olfactif organisée par Saskia et l’artiste berlinoise d’origine catalane Klara Ravat s’annonce longue et intense. Et en anglais…

Se retrouver à Berlin dans la même salle qu’une cinquantaine de personnes venues de (presque) tous les continents pour écouter, échanger et partager sur les liens entre l’art et l’olfaction procure un sentiment d’excitation intense, en plus de l’immense plaisir de rencontrer pour la première fois des gens que l’on croit presque connaître à force de les lire ou les croiser par réseau social interposé. Pour ne citer qu’eux : Grant Osborne de Basenotes, Ashraf Osman de Scent Art Net, Eddie Bulliqi qui a écrit dans le troisième numéro de Nez, ou encore l’artiste japonaise Maki Ueda. Sans parler des nouvelles rencontres qui semblent nous ouvrir la porte d’un autre monde, et qui nous rappelle que la France est loin d’être le seul pays à s’intéresser à la parfumerie et à l’olfaction…

Experimental Scent Summit 2017 © Institute of art and olfaction- Michael Haußmann

Pendant huit heures, dix-sept personnes se succèdent pour expliquer leur travail, présenter leurs œuvres, leurs recherches, partager leurs interrogations ou leur projets.. Et durant toute cette journée, la douce sensation que quelque chose est en train de se passer dans le monde de l’olfaction, et qu’on est en train d’y assister en direct est terriblement stimulante et réellement émouvante.

Je ne peux pas tout résumer, ce serait trop long, je vous livre donc juste quelques extraits, pour vous donner un aperçu de la journée.

Andreas Whilelm – © Institute of art and olfaction – Michael Haußmann

Andreas Whilelm est parfumeur que j’avais déjà croisé à Esxence sur le stand de sa marque Perfumesucks. Il travaille pour une petite société de composition turque, mais aussi de manière indépendante notamment en collaborant avec des artistes. Il nous explique son quotidien de parfumeur, entre le rôle du commercial et celui de l’évaluateur. Évoquant l’art olfactif, il observe que les odeurs présentées lors d’expositions sont quasiment exclusivement mauvaises, davantage créées pour choquer que pour leur beauté olfactive. Bien vu.

Après avoir collaboré à Scent Culture Institute, Ashraf Osman, basé à Zurich, a créé le site Scent Art Net, qui recense tous les événements artistiques autour de l’olfaction, présents et passés. Il est aussi l’initiateur d’une future page Wikipedia sur l’art olfactif, encore en cours de validation. Il insiste sur l’absence d’une ligne claire entre l’art et le parfum, et distingue l’ « art du parfum » (considérer un parfum et parler de son esthétique) et le « parfum de l’art » (l’art olfactif qui en général rassemble des parfums justement à l’esthétique rudimentaire, voire absente, ou le plus souvent “provocante” comme le soulignait Andreas Whilelm).

Une table ronde réunit ensuite Eddie Bulliqi (Fragrantica, Basenotes), Olivia Jezler et Andreas Whilelm, autour de la question des liens entre l’art olfactif, la parfumerie et les marques, qui ont encore du mal à converger aujourd’hui. La difficulté de trouver des ressources pour financer une œuvre d’art olfactif est d’autant plus grande qu’il n’existe pas encore de marché et donc d’investisseur pour ce genre de création. L’aspect éphémère d’une œuvre olfactive a certes son importance, mais ce point n’empêche cependant pas des performances d’exister et de se reproduire dans l’art contemporain. Vendre une formule constituerait-il une solution ? Non, car si les ingrédients ne sont pas exactement les mêmes que l’original, on n’obtiendra pas le même résultat olfactif. Cela rejoint un peu l’idée du parfum sur-mesure, qui d’après les intervenants, ne rencontre pas un franc succès, par exemple à Londres, où les lieux qui proposent ce genre d’offre demeurent déserts…

Si l’abstraction est présente depuis longtemps dans la création en parfumerie, il semblerait qu’on ramène toujours le parfum à du concret (ses ingrédients) pour le consommateur, à moins que ce ne soit les marques qui aient du mal à sortir de ce schéma… Une trop grande déconnexion demeure entre ce que les gens croient que le parfum contient (les matières revendiquées) et ce qu’il ressentent vraiment en le sentant. Le langage des parfums est sans doute en train de changer, et chacun devrait pouvoir se construire son propre langage avec son référentiel émotionnel, son vécu. Mais il est rappelé que parler d’ingrédients en parfumerie est déjà réservé à une petite poignée de connaisseurs, car la majorité s’arrête souvent à « c’est frais, c’est sucré », ou à ce que lui inspire l’égérie….

Frederik Duerinck – ©Institute of art and olfaction – Michael Haußmann

Vous vous souvenez peut-être de Frederik Duerinck, dont l’installation Famous Death avait suscité le débat sur Auparfum. Ce vidéaste, artiste et designer, membre du collectif Polyform, s’intéresse aux odeurs et à leur perception. Il nous rappelle que notre cerveau fait à chaque seconde une sélection de tout ce qu’il perçoit, à travers nos différents sens, et c’est ce qui constitue notre réalité, qui n’est donc pas celle de tout le monde. En stimulant notre corps, nous pouvons ainsi créer une autre réalité. Frederik travaille sur un dispositif qui, en modifiant la température sur des zones très précises du corps, entraînerait des stimulations de certaines zones du cerveau, finement analysées, et qui procureraient elles-mêmes des émotions. À suivre…

Yasaman Sheri enseigne le design à Copenhague, et nous parle elle aussi de perception de la réalité : « la façon dont nous percevons les choses affectent la manière dont nous les considérons ». Elle a demandé à ses étudiants de réfléchir à d’autres façons de faire sentir des odeurs au quotidien que de porter du parfum, en leur faisant concevoir et fabriquer des appareils et dispositifs parfois très artisanaux, mais pas dénués de créativité ni de poésie. Elle collecte également des “souvenirs olfactifs”, confiés par les personnes qu’elle croise, et rassemblés dans une base de données de près de 300 enregistrements très courts, qu’elle associe à des gammes de couleurs.

L’artiste japonaise Maki Ueda travaille depuis longtemps sur l’art olfactif. A travers un tour d’horizon de ses œuvres passées, elle nous explique qu’au Japon, on « écoute les odeurs », et qu’elles sont considérés comme internes, contrairement à l’Occident où les odeurs sont perçues comme externes.

Spyros Drosopoulos, parfumeur indépendant d’origine grecque vivant à Amsterdam, a créé sa marque, Baruti, il y a deux ans. Il tente de définir quels sont les critères d’un bon parfum : tout d’abord techniquement, il doit avoir un équilibre, une certaine stabilité dans le temps et de la performance. Puis esthétique : être créatif, nouveau et unique. Enfin, le parfum est-il un art ? S’il délivre un message, oui, car pour lui un parfum doit avant tout être une nouvelle histoire, et pas nécessairement se connecter avec la mémoire et les souvenirs. Et à la question de savoir s’il se sent comme un artiste, il répond « je suis aussi un artiste, si je fais un parfum qui raconte une histoire. Mais si je fais juste un produit qui sent bon, alors ce n’est pas de l’art. »

Wolfgang Georgsdorf, musicien de formation, a commencé à se demander dans les années 90 pourquoi on ne pourrait pas créer un spectacle olfactif, au cours duquel, à chaque respiration, on sentirait une odeur distincte, sans aucun mélange ni superposition, dans une séquence ordonnée, comme une partition de musique.

Vingt ans plus tard, Wolfgang réalise enfin son rêve en donnant les premières représentations d’Osmodrama, pièce olfactive jouée directement sur le clavier du dispositif Smeller 2.0. Cette machine infernale “joue des odeurs” lorsqu’on active ses touches comme celles d’un piano, telles des « smellodies », crées par le parfumeur Geza Schön, et qui sont propulsées dans l’air selon des vagues de diffusion précises, puis immédiatement chassées pour laisser place à l’odeur suivante. L’engin est majestueux, impressionnant, il semble presque vivant avec ses tuyaux tentaculaires et ses orifices oculaires. Démonter et remonter le Smeller 2.0 entre chaque représentation représente un coût faramineux, son créateur est donc à la recherche d’une place fixe où installer son œuvre définitivement, à la manière d’un orgue au sein d’une cathédrale, que l’on ne s’amuse pas à déplacer tous les deux mois.  À bon entendeur…

©Osmodrama
©Osmodrama
©Osmodrama

Samedi 6 mai

Il est 18 heures, les quelque 200 invités de la cérémonie des Art & Olfaction Awards arrivent progressivement au Silent Green Kulturquartier, ancien crématorium à l’élégance bucolique du quartier de Wedding, reconverti récemment en centre d’art. Le soleil est de retour, tout le monde est chic et heureux de se retrouver ou de se rencontrer. Nous arrivons en même temps que Christophe Laudamiel et son assistant Ugo, puis Denyse Beaulieu, qui est membre du jury, nous présente Leo Crabtree, fondateur de Beaufort London. Je reconnais de loin les parfumeurs allemands Mark Buxton et Geza Schön. Puis, consécration suprême – toujours grâce à Denyse – je rencontre enfin “en vrai” Luca Turin, en jeans-bretelles-Doc Martens violettes et chaussettes fuschia, total raccord aux couleurs de Nez, qu’il est d’ailleurs ravi de découvrir.

Il est temps de regagner la salle centrale pour la remise des prix, où après une présentation des membres du jury et des partenaires, les premiers lauréats sont  annoncés.

Le premier prix de la catégorie Artisan (lorsque le fondateur de la marque est le parfumeur) est décerné à Bruise Violet, de Sixteen92, une petite marque américaine inspirée par l’alchimie, la littérature, et fondée par Claire Baxter, qui est absente ce soir. J’avais déjà repéré cette violette intense, grasse et zestée, lorsque j’avais découvert les finalistes à Esxence en mars, je vous en reparlerai sans doute bientôt…

Le second prix dans cette catégorie est attribué à Mélodie de l’amour de Dusita, qui avait été chroniqué dans Nez#02. Sa fondatrice Pissara Umavijani, qui a composé le parfum, nous livre, au bord des larmes, un émouvant discours en hommage à son père. Un prix très mérité !

Dans la catégorie Indépendant (lorsque la marque fait appel à un parfumeur externe), le premier prix est remis à Fathom V de Beaufort London, composé par Julie Marlowe, et dont une critique figure dans Nez#03. Dans la continuité des premières créations, il confirme le talent de l’ancien batteur du groupe Prodigy, Leo Crabtree, dans la direction artistique de parfums.

Le deuxième prix revient à J.F. Schwarzlose Berlin, pour Altruist, une eau de parfum épicée et boisée créée par Véronique Nyberg, qui reprend la composition d’une eau de toilette lancée en édition limitée, en collaboration avec l’artiste Paul DeFlorian. Cette marque, créée en 1851, puis disparue dans les années 70 a été relancée en 2012 par deux associés berlinois

Le prix Sadakichi pour l’oeuvre d’art olfactif est attribué, sous une tonnerre d’applaudissements, à Wolfgang Georgsdorf pour son Osmodrama. J’espère que cette récompense l’aidera à trouver une place définitive à son fantastique Smeller !

Enfin, le dernier prix décerné est celui de la contribution à la culture olfactive, qui est remis à Christophe Laudamiel, parfumeur basé entre New-York et Berlin, qui a à la fois travaillé pour les marques classiques comme Ralph Lauren, Tom Ford ou Clinique, mais a aussi collaboré à des œuvres artistiques présentes dans des galeries, et qui par ailleurs vient d’écrire un manifeste sur le parfum intitulé “Liberté, égalité, fragrancité”.

Finalistes Art & Olfaction Awards 2017 ©Martin Becker

Pour clore la soirée, Luca Turin remonte sur la scène et annonce qu’il travaille à une nouvelle version de son Guide avec sa compagne Tania, invitant toute les marques à lui envoyer des échantillons. Il termine sur une pointe d’humour en déclarant à l’auditoire, évoquant les cauchemars olfactifs que nous font subir en général les  mondanités de ce type : « Je dois vous dire une chose, vous êtes le public le mieux parfumé du monde !”

Commentaires

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J était present samedi pour la cerimonie du Prix, mais malheuresement no le vendredi que a était super interessant. Art and Olfaction and Saskia Wilson Brown Top de top.

Merci beaucoup pour ce partage et ces intéressantes réflexions sur l’art du parfum et le parfum en art! J’aurais rêvé y participer m’intéressant tout particulièrement à l’art olfactif. Ce serait merveilleux de pouvoir assister à une représentation avec L’Osmodrama. J’avais assisté à une mini performance de Spyros Drosopoulos à Düsseldorf il y a deux ans que j’avais beaucoup apprécié: une création parfumée en live accompagnée et inspirée de musique.

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