Manifeste pour une culture olfactive, par Caro Verbeek

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Ce discours a été prononcé par Caro Verbeek, historienne de l’art, à l’Oude Kerk (vieille église) d’Amsterdam, le 2 mai 2019 en clôture de la cérémonie annuelle des Art & Olfaction Awards, dans une atmosphère de parfum de rose.

« Tout mon génie est dans mes narines »

Cette phrase, si forte et si évocatrice, sonne comme ce qu’aurait pu dire un artiste contemporain (comme Peter de Cupere ou Sissel Tolaas). Mais ce sont les mots de l’un des philosophes les plus influents de l’ère moderne : Friedrich Nietzsche (1844 – 1900).

L’explication de sa déclaration était double.

En premier lieu, le philosophe se référait à la théorie dite du miasme. Avant que le biologiste Pasteur découvre que les virus et les microbes propagent des maladies, on avait pour habitude de croire que la puanteur pouvait transmettre des maladies. L’effluve émis par une personne était censé apporter des informations sur son état.

Ensuite, et plus important encore, Nietzsche – qui était assez rebelle – répondait à une croyance répandue chez les penseurs des Lumières, qui prétendait que le sens de l’odorat (et les autres supposés « sens inférieurs », comme le goût et le toucher) ne pourraient jamais mener à une expérience esthétique ou à la connaissance, au même titre que la vue et l’ouïe, car ces sens ne permettaient pas la contemplation.

Cependant, Nietzsche était un fervent défenseur de l’intuition en tant que pourvoyeur suprême de connaissances, non pas en opposition avec l’intellect et la raison mais les englobant. L’odorat et l’intuition étaient des concepts fortement mêlés (dans de nombreuses langues, il n’y a qu’un seul mot pour les deux notions, comme le flair en français et fiuto en italien).

Un contemporain de Nietzsche était également convaincu que sans les sens, et je dis bien tous les sens, il n’y avait pas moyen de comprendre le monde.

Il s’agit de la célèbre spécialiste de l’éducation Maria Montessori (1870 – 1952).

Montessori a déclaré « Les sens sont les organes de préhension des images du monde extérieur, nécessaires à l’intelligence, comme la main est un organe de préhension des choses matérielles nécessaires au corps ». Même le jugement moral serait impossible. Sans perception sensorielle, il est en effet impossible de comprendre la relation entre les mots et les objets, entre notre existence intérieure et extérieure. Elle a fait toucher, sentir, goûter et même peser des objets à ses jeunes élèves en les invitant à faire le lien entre leur expérience, leur vocabulaire et leurs émotions.

Ces deux figures emblématiques – Nietzsche et Montessori – n’étaient cependant pas les premières à émettre l’idée que la perception, et l’odorat en particulier, pouvaient mener à une connaissance plus profonde. L’une d’elles venait d’un tout autre domaine, plutôt inattendu : la religion.

Hildegard von Bingen était une mystique du XIIe siècle, très connue et respectée, et ce bien qu’elle fût une femme. Elle savait lire et écrire, et elle était considérée comme une intellectuelle. Cette abbesse bénédictine allemande était par ailleurs écrivain, compositrice, philosophe et visionnaire. Bien que rétrospectivement, on pourrait plutôt dire “olfactionnaire”.

Voici l’une de ses pensées les plus fortes :

« Par notre nez, Dieu montre la sagesse qui se trouve, comme un sens parfumé de l’ordre, dans toutes les œuvres d’art, comme nous devrions le savoir par notre capacité à sentir ce qui est mis en ordre par la sagesse ».

L’un des phénomènes olfactifs auxquels elle se référait était ce que l’on appelait « l’odeur de sainteté », une aura invisible dégagée par des saints que l’on pensait avoir une âme pure, gagnée par la prière et l’ascèse (ne pas manger, ni boire). Cette odeur était l’expression terrestre d’une caractéristique divine et d’un signe envoyé par Dieu, suivant le principe théologique que tout ce qui était terrestre (ou satanique) sentait mauvais, alors que tout ce qui était divin sentait bon.

La plus célèbre sainte qui mourut dans une odeur de sainteté fut Thérèse d’Avila, plus connue pour la sculpture que Gian Lorenzo Bernini réalisa des centaines d’années plus tard, L’Extase de sainte Thérèse d’Avila, capturant une de ses visions dans la pierre avec une expression orgasmique éternelle sur son visage.

Au moment de sa mort, ceux qui se trouvaient à son chevet déclarèrent que la chambre était emplie de l’odeur des roses qui saturait tout le bâtiment. Le couvent sentait comme si des cascades de fleurs invisibles se déversaient par les fenêtres. Sa tombe aurait gardé le parfum des roses pendant huit mois, comme l’a écrit avec tant d’éloquence Nuri McBride, spécialiste des odeurs. Et tout le monde savait et sentait, rien qu’en inhalant, que Thérèse était une sainte de l’ordre le plus élevé.

Quelque 600 ans après Hildegard von Bingen, les parfums n’étaient pas seulement considérés comme les plus hautes manifestations de la présence divine, mais apprendre des odeurs pouvait aussi sauver des vies.

L’historien Alain Corbin a reconstitué l’histoire sociale de la France du XVIIIe siècle avec une perspective olfactive, un « un regard du nez ». Médecins, infirmiers et autres professionnels de l’époque étaient alors employés par la ville pour détecter, décrire et éliminer les odeurs nauséabondes et dangereuses de la capitale française afin de protéger la santé publique. Cela montre que ces professionnels possédaient un vocabulaire olfactif vaste et plus ou moins objectif.

Je mentionne tous ces exemples historiques en raison du fait que :

  1. un manque apparent de vocabulaire olfactif,
  2. le rôle prétendument insignifiant de l’odorat dans la société au cours de l’histoire,
  3. la nature subjective de l’odorat,
  4. la position inférieure de l’olfaction dans la hiérarchie classique des sens et en conséquence,
  5. l’absence de l’olfaction dans le débat historique, philosophique et esthétique

sont souvent mentionnés dans les premières phrases des articles comme des raisons de la suppression, du discrédit, voire de l’isolement de l’odorat dans l’art et la science.

Rétrospectivement, nous avons l’impression que l’odorat a toujours été traité de cette façon, qu’il a toujours été classé parmi les sens les plus inférieurs et que nous n’avons jamais eu de mots pour décrire ce que nous sentons.

Si nous continuons à communiquer sur le sens de l’odorat de cette façon, nous mettons l’accent – peut-être involontairement – sur la position inférieure de l’olfaction et contribuons à la maintenir ainsi.

Des institutions comme The Institute for Art and Olfaction, des artistes, des universitaires, des critiques, des scientifiques et des conservateurs ont permis de mettre l’odorat en lumière.

Il ne serait donc pas exagéré de parler d’une renaissance olfactive. Mais cette renaissance est relative. Parce qu’elle se déroule encore trop souvent dans des espaces et des communautés cloisonnés.

Lorsque nous parlons de renaissance, cela suppose qu’il y a eu une époque où l’olfaction était auparavant célébrée. Et nous savons maintenant que c’était le cas.

Si, avec ces données historiques à l’esprit, nous proposons le sens de l’odorat comme un élément important au fil des siècles dans la vie des médecins, des mystiques, des enseignants, des philosophes, des artistes et de la société en général, il devient plus facile de promouvoir l’olfaction auprès de ceux qui ne sont pas encore conscients de son potentiel.

J’aimerais faire quelques modestes suggestions pour aboutir à cela :

  1. À tous les chercheurs (y compris moi-même) : cesser d’utiliser le mot ” inférieur ” comme adjectif pour le sens de l’odorat, du goût et du toucher, et parler à la place de sens “intime” ou “proche”.
  2. Aux historiens de l’art : cesser d’utiliser l’adjectif “olfactif” dans “l’art olfactif” à long terme, participer à des colloques qui ne sont pas centrés sur le sens de l’odorat pour sensibiliser ceux qui ne sont pas familiers avec le sujet.
  3. Aux chimistes, conservateurs et restaurateurs : établissons un cours et des lignes directrices sur les façons d’utiliser l’odorat dans les musées des beaux-arts et d’éliminer la peur de l’odorat chez les professionnels des musées.
  4. À tous les artistes et parfumeurs : continuez à faire ce que vous faites ! Vous êtes le moteur d’une révolution.
  5. À tous : rappelons-nous que l’odeur n’a jamais existé en dehors de l’art, de la société en général, de religion et de philosophie, mais qu’elle en constituait un élément fondamental.

Ainsi, l’olfaction peut enfin faire partie intégrante de l’histoire de l’art.

En attendant : inspirons et expirons la connaissance, rétablissons l’ordre parfumé, ouvrons grand nos narines !

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